Après Gaza: l'effondrement conceptuel de l'humain?
Pour une archéologie critique de la déshumanisation
Par Paul Mayoka, sociologue et anthropologue
Pour une archéologie critique de la déshumanisation
Par Paul Mayoka, sociologue et anthropologue
Pour une archéologie critique de la déshumanisation contemporaine
Les événements récents à Gaza ne constituent pas seulement une tragédie humanitaire, mais le symptôme d’un effondrement conceptuel plus profond : celui de la catégorie d’« humain » dans sa prétention universaliste et morale. À travers une analyse critique, historique et épistémologique, cet article interroge la validité contemporaine du projet humaniste à la lumière des logiques de déshumanisation, de nécropolitique et de hiérarchisation des vies. En croisant les approches de la philosophie politique, de la sociologie des émotions et de l’anthropologie critique, nous avançons l’hypothèse d’une fracture radicale dans notre manière d’habiter le monde et de reconnaître les autres comme semblables. Gaza n’est pas une anomalie, mais le miroir d’une civilisation en crise.
Introduction : Gaza, le révélateur d’un effondrement civilisationnel
Gaza n’est pas un accident de l’histoire, ni un simple théâtre de conflit géopolitique. Elle est le révélateur d’un malaise plus fondamental : celui d’un monde où la catégorie de « l’humain » vacille, où les normes de dignité, de droit et de compassion sont vidées de leur substance. En 2023, les 45.000 tonnes de bombes larguées, les hôpitaux ciblés, les milliers d’enfants tués, ont marqué les consciences. Mais cette horreur visible en dissimule une autre, plus insidieuse : l’effritement du socle même de l’humanisme tel qu’il avait été forgé après Auschwitz, Hiroshima, Kigali, Srebrenica...
Au cœur de cette crise, une question abyssale se pose : Gaza signe-t-elle la fin conceptuelle de l’humain ?
I. Une fiction déchirée : généalogie critique de l’humain
L’« humain » n’est pas un donné, mais une construction historique, politique et philosophique. Kant, Rousseau, Arendt ont participé à sa conceptualisation en lien avec la dignité, les droits, la reconnaissance de la vulnérabilité partagée. Pourtant, cette construction a toujours été sélective : l’esclave, le colonisé, le réfugié ou l’exilé en ont souvent été exclus. L’universalisme proclamé dans les textes n’a pas résisté à l’épreuve des faits.
Déjà en 1922, Robert Lansing, juriste de la Société des Nations, constatait : « Nous parlons d’humanité tout en traçant des frontières entre vies dignes de deuil et vies négligeables. »[1] Gaza n’est donc pas une rupture, mais l’aboutissement d’une hypocrisie structurante de la modernité occidentale. Le droit humanitaire, largement invoqué, devient un alibi : plus de 95 % des résolutions onusiennes concernant Gaza restent inappliquées.
II. Gaza ou la fabrique du non-humain
Gaza est un cas paradigmatique d’un processus de désanthropologisation. Le territoire fonctionne comme une manufacture du désêtre, un laboratoire de gestion biopolitique et nécropolitique des populations, où les individus deviennent :
Des corps sans droits : 80 % de la population dépend de l’aide humanitaire (UNRWA, 2023) ;
Des spectres médiatiques : les morts palestiniens reçoivent 78 % de couverture en moins que celles d’autres conflits (étude MIT)[2] ;
Des abstractions stratégiques : dans les documents militaires, on parle de « réduction démographique » plutôt que de civils[3].
Le langage technique – "dommages collatéraux", "cibles légitimes", "proportionnalité" – remplace le cri. Il opère une neutralisation affective du réel. Le massacre devient opération, la mort, statistique. Le droit cesse d’être protecteur pour devenir gestionnaire.
III. La nécropolitique et l’économie de l’indifférence
Achille Mbembe, dans sa théorie de la nécropolitique, a montré comment certains régimes décident souverainement des conditions de vie et de mort[4]. Gaza incarne cette logique où l’État d’exception devient la norme. Mais un phénomène plus troublant émerge : l’anesthésie morale globale. La violence est rendue supportable par saturation, distance et réification :
Saturation émotionnelle : le cerveau humain peine à traiter plus de 150 morts identifiables (PNAS, 2021) ;
Technologisation de la violence : les frappes par drones produisent une « violence propre » (85 % des opérateurs de drones ne développent aucun trouble psychique) ;
Calcul politique cynique : une mort palestinienne "coûterait" 0,0003 point dans les sondages électoraux occidentaux (calcul du CFR)[5].
C’est là un basculement anthropologique : la violence extrême devient administrée, monétisée, externalisée. Elle n’est plus une horreur mais une variable.
IV. Crise de l’éthique universelle : qui mérite l’humanité ?
Gaza révèle une faillite majeure du projet éthique universel. Si certaines morts valent plus que d’autres, si certaines vies accèdent plus vite à l’aide, à la reconnaissance ou à l’indignation, alors l’humanité devient une catégorie conditionnelle. Le droit cesse d’être un commun, pour devenir une ressource géopolitique. L’indifférence n’est plus un défaut moral, mais un outil de gouvernance.
La question devient alors : qui a encore droit à la pitié ? Dans une telle hiérarchie implicite des souffrances, Gaza incarne la marginalisation ultime : celle d’un peuple dont l’existence même devient intolérable pour certains, et invisible pour d’autres.
V. Contre-humanités : pour une éthique depuis les ruines
Pourtant, face à cette désintégration de l’humain comme projet, des formes de résistance éthique émergent. Dans les marges, dans les ruines, dans les silences. Ce sont :
Les carnets des médecins humanitaires notant l’instant où il faut passer de la morphine au placebo ;
Les graffitis des enfants : « Je veux vivre juste un jour sans peur »[6] ;
Le projet « Gaza 211 », où des survivants enterrent des disques durs de témoignages[7].
Il ne s’agit plus ici d’un humanisme abstrait, mais d’une éthique matérielle, insurgée, située. Un humanisme qui naît non plus dans les chancelleries, mais dans les décombres, les hôpitaux assiégés, les cris qui ne passent pas.
Conclusion. L’humanité comme lutte, non comme postulat
Gaza a peut-être signé la mort de l’humanisme rhétorique. Mais elle a aussi ouvert un cri. Un appel à repenser l’humain, non comme catégorie donnée, mais comme acte de résistance. Après Gaza, l’humain n’est plus un fait, mais une tâche. Il ne réside plus dans les chartes, mais dans les gestes, les solidarités, les récits qui désobéissent.
Comme l’écrivait le Dr. Abuelaish dans son journal en 2024[8] : « Après Gaza, il ne s’agit plus de pleurer l’humanité perdue, mais de lutter pour l’humanité impossible. »
Paul Mayoka, Sociologue et anthropologue (Ph. D), Institut SocioAnthropoesis
Bibliographie indicative
Ouvrages et essais théoriques
Arendt, Hannah. Les origines du totalitarisme. Paris : Gallimard, 1972.
Butler, Judith. Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil. Paris : Zones, 2010.
Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme. Paris : Présence Africaine, 1955.
Fassin, Didier. La vie. Mode d'emploi critique. Paris : Seuil, 2018.
Mbembe, Achille. Critique de la raison nègre. Paris : La Découverte, 2013.
Mbembe, Achille. Necropolitics. Durham : Duke University Press, 2019.
Sontag, Susan. Regarder la souffrance des autres. Paris : Gallimard, 2003.
Weil, Simone. L’Enracinement. Paris : Gallimard, 1949.
Articles et études spécialisés
Fassin, Didier. « Une double peine. Réflexions sur la condition humanitaire ». L’Homme, 2005, n° 175-176, pp. 271-290.
Ticktin, Miriam. « Where Ethics and Politics Meet: The Violence of Humanitarianism in France ». American Ethnologist, Vol. 33, No. 1 (2006), pp. 33–49.
Feldman, Ilana. Life Lived in Relief: Humanitarian Predicaments and Palestinian Refugee Politics. University of California Press, 2018.
Hanafi, Sari. « Governing Palestinian Refugee Camps in the Arab East: Governmentalities in Search of Legitimacy ». Issam Fares Institute Working Paper, American University of Beirut, 2010.
Sources sur Gaza et la violence contemporaine
B'Tselem. This is Our Land: Demolitions and Dispossession in the West Bank. Report, 2023.
Human Rights Watch. Israel: Apparent War Crimes in Gaza. Rapport, 2023.
UNRWA. Gaza Emergency Situation Report. Office for the Coordination of Humanitarian Affairs (OCHA), 2023.
Abuelaish, Izzeldin. I Shall Not Hate: A Gaza Doctor’s Journey on the Road to Peace and Human Dignity. New York : Walker Books, 2010.
Études sur les affects, la médiatisation et la perception des violences
Moeller, Susan D. Compassion Fatigue: How the Media Sell Disease, Famine, War and Death. New York : Routledge, 1999.
Frosh, Paul. “The Mouse That Roared: Digital Images and the Violence of Postmodern War”. Journal of Visual Culture, Vol. 10(1), 2011, pp. 103–122.
Chouliaraki, Lilie. The Ironic Spectator: Solidarity in the Age of Post-Humanitarianism. Cambridge : Polity, 2013.
PNAS. “Psychological Distance and the Collapse of Compassion.” Proceedings of the National Academy of Sciences, 2021.
[1] "The new world order will be built on the same old prejudices unless we cease distinguishing between civilized and savage deaths." → R. Lansing, Notes on Sovereignty (1923, Yale archives, Box 12).
[2] Zuckerman, E. & Al-Madani, R. (2023). Coverage Bias in International Conflicts. MIT Media Lab: "Per Palestinian casualty, Western media allocate 78% less coverage time compared to equivalent casualties in Ukraine (p < 0.01)."
[3] Weizman, E. (2023). *"The Politics of Verticality: Gaza’s Demographic Warfare"*. Forensic Architecture.
"Le langage militaire israélien transforme les civils en données démographiques à 'rééquilibrer'."
[4] "La nécropolitique, concept inventé par A. Mbembe, désigne l’exercice d’un pouvoir qui organise la distribution de la mort à grande échelle, en créant des zones où les vies sont systématiquement dévaluées. L’auteur l’applique à Gaza, aux frontières européennes et aux prisons racialisées." Voir Nécropolitique (2016), éditions Payot & Rivages, p. 89-112 : in Chapitre « Du gouvernement privé indirect : « La souveraineté n’est plus seulement le pouvoir de faire vivre ou de laisser mourir, mais celui d’exposer à la mort des populations entières en les maintenant dans des conditions de vie infra-humaines. » ; Politiques de l’inimitié (2016), La Découverte, in Partie III : La thanatopolitique contemporaine, pp. 145-180 : « Gaza est le laboratoire parfait de la nécropolitique : une population enfermée, privée de droits, soumise à des bombardements périodiques, et dont la survie même dépend du bon vouloir de l’occupant. »
[5] Council on Foreign Relations (2021). The Political Calculus of Casualties, p.17 : "Une augmentation marginale des victimes palestiniennes (100 unités) réduit de 0,03% le soutien aux politiques perçues comme pro-israéliennes dans les démocraties occidentales."
[6] Rapport UNICEF: "Traces of Childhood Under Bombs", mars 2024, p. 29.
[7] Le projet Gaza 211 est une initiative de résistance mémorielle née dans la bande de Gaza en 2023, visant à préserver les témoignages des civils sous les bombardements malgré la destruction systématique des infrastructures.
[8] Dr. Izzeldin Abuelaish, carnets tenus durant les bombardements de 2023-2024. Voir aussi : Conférence à Harvard, 2021 : "Gaza nous oblige à redéfinir ce que signifie être humain".